Chemin des écoliers

Chemin des écoliers Je me souviens… Je me souviens du pas de mon père, en hiver, sur le chemin de l’école. Ce pas métronomique, de géant. Silhouette longiligne, de dos. Ce dos qui n’en finit pas, qui avance sans se retourner. Et moi qui trottine derrière. Et la lune du matin, là-haut à gauche, qui nous suit en jouant à cache-cache derrière les immeubles. Ce chemin de l’école je le faisais tantôt avec ma mère, tantôt avec mon père, parfois au pas de course sur les épaules de mon frère. Chemin de la maternelle, puis de la grande école, le même trajet pendant dix ans. Notre immeuble est sur une éminence, l’école dans un vallon. Il faut descendre le matin, remonter le soir. En sortant de la maison, il y avait à droite, près de la boulangerie, le Tabac Presse, où mon père m’envoyait en chaussons acheter France-soir et des cigarettes : des disque bleu. Plus loin, à droite encore, avant le salon du coiffeur, c’était les parkings à voitures, où mon père louait un boxe à l’année pour sa Peugeot 404 blanche. J’aimais l’odeur du boxe de mon père. On suit une petite allée de gravier, qui est une mine de trouvailles en tous genres, puis on arrive au numéro 14. La grande porte métallique basculait et la voiture apparaissait. Dedans, ça sentait le cambouis et le caoutchouc, l’huile et l’essence. Juste à la sortie du parking il y avait ce coiffeur, avec sa tondeuse à enfants. Le coupe-chou qu’il aiguisait sur une lanière de cuir tandis qu’il s’informait auprès de mon père ou de ma mère sur la tête qu’ils allaient me tailler. Et cette sensation, je m’en souviens, cette sensation de fraîcheur, et de raideur, et de froid, au sortir de chez le coiffeur. La nuque qui vous démange là où est passée la tondeuse, et l’occiput en hérisson qui chatouille la main quand elle passe dessus. «Plus loin, à mi parcours, c’était la Clinique des Fleurs. C’était pas une clinique pour soigner les fleurs. Les fleurs c’était son nom. Comme on dit le Couvent des Oiseaux. C’est là que je serai opéré, plus tard, de la « pendicite ». Les infirmières seront bien aimables. Bien aimables, vraiment. Elle le pouvaient : j’ai failli y passer. Toute une semaine je m’étais plaint d’un mal de ventre croissant. Ma mère s’obstinait à croire que j’avais mangé trop de glace. D’où ce mal de ventre, disait-elle, mais d’où, en vrai : appendicite aigüe, billard en urgence, et l’appendice au réveil qui flotte dans un bocal de sérum sur une tablette de la télévision. Enfin, j’en sors, vivant, avec une énorme cicatrice comme on savait en faire à l’époque. Les infirmières, vraiment, étaient bien gentilles… « Qu’il est mignon ce petit ! Et quel appétit ! » Elles m’accordaient un rab de biscotte. Et moi je jubilais comme un pacha sur mon lit d’hôpital en remuant des orteils. Alors ! Il les a pas encore eu, ses selles, le petit ? » Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire, les selles, alors je répondais : « non, pas encore. » C’était quoi ? Des selles de cheval ? Des selles d’agneau ? Je suis resté trois jours de plus ; à me gaver de biscottes. Il y avait la lune donc, compagne fidèle de mes trajets vers l’école. Astre étrange qui vous suit comme un toutou. Et quand je demandais à mon père : « Pourquoi la lune nous suit elle ? Et est-ce qu’elle suit tout le monde ainsi ? », le dos de mon père me répondait : « Jeune sait pas ». Mais nous étions déjà arrivés à l’école. L’école. G.S.G.P. Groupe Scolaire Gabriel Péri. Ecole de filles. Ecole de garçons. Chacun son côté du bâtiment, séparés par un terrain de basket. Liberté, Egalité, Fraternité. Drapeau français au frontispice. Grosse horloge sur la façade. La cour de récréation, les coups bas, les trafics de billes, les jeux de Zorro, et puis la cloche électrique, la fin de la classe, le retour à la maison à quatre heures et demi, dans la nuit. -Il faut cette fois remonter la colline, refaire le trajet à l’envers, sur le trottoir d’en face. La lune a changé de côté, elle aussi. Elle me raccompagne chez moi. Elle glisse là-haut dans le ciel, par dessus la niche de Quina ; elle fait briller la visière de l’agent qui a revêtu sa pèlerine, parce qu’il fait froid et qu’il est immobile. Il me fait un petit signe de l’index, semblant dire : gare aux oreilles ! Je souris et poursuis ma remontée, la lune disparaît derrière la Clinique des Fleurs. Elle réapparaît, et fait luire le toit en zinc du coiffeur, des boxes à autos, du bureau de tabac aux vitres enfumées. Je suis à la maison, en chausson. Ca va être Tintin à la télé, et puis : dodo. Demain : pareil ! Plus loin c’était LE carrefour. Je dis LE carrefour, parce que c’était le seul. Il était tenu par un agent. Un agent avec un bâton blanc et une pèlerine, en hiver, comme dans les films de la nouvelle vague. Il mettait ses bras en croix, tel un chef d’orchestre, avec son bâton en guise de baguette. Les voitures s’arrêtaient, les enfants traversaient. Ils les connaissait presque tous par leur nom. Pour plaisanter, il menaçait de me tailler les oreilles en pointe. Je ne comprenais pas très bien ce qu’il voulait dire par là : les oreilles en pointes !? Pourquoi pas en losanges, ou au carré. Et avec quoi ? Avec un couteau ? Des ciseaux ? Peut-être pensait-il que j’étais un âne ?! Mais je constate tout à coup qu’il n’y avait que des coupeurs de quelque chose sur ce chemin de l’école, buraliste mis à part : le coiffeur, le chirurgien, l’agent au carrefour. Encore que les coupures de presse…! Le carrefour passé, c’est un peu la campagne qui commençait. Plus d’immeuble. Des petites maisons de banlieue, des petits jardins de banlieue, des potagers, des retraités qui cessent de jardiner pour vous regarder passer, un pied sur le fer de bêche. Et les chiens, les chiens qui aboient le long des grilles. Et puis, au printemps, les brins de lilas qui dépassent. Il y avait un jardin, un long jardin, très étroit, avec une grille verte à losanges de fer. Et tout là-bas, au fond, une niche en bois devant une bicoque, en bois, et dans la niche, il y avait un chien. Un berger allemand. Ou plutôt un bergère allemande. On l’appelait Quina. C’était mon chien. Mon chien, que mes parents avaient refourgué à un vieux pépé parce qu’ils n’en voulaient plus, tout simplement. Quina hurlait à la mort quand elle me sentait venir. Et avant même que je ne passe la maison, où elle vivait à présent, j’entendais la longue chaîne de métal qui se déroulait dans un fracas d’acier, et je l’apercevais bientôt, Quina, stoppée net dans son élan par la tension brutale de sa laisse qui l’étranglait et lui faisait pousser, debout sur ses pattes arrière, un petit cri aigu qui me fendait le coeur. Je lui faisais toutes sortes de caresses, à distance, elle jappait, elle remuait la queue, elle me parlait en chien : houa ! houa ! et je partais, car il fallait bien que je parte, édifier plus loin mon avenir. Longtemps, très longtemps, je l’entendais dans mon dos qui hurlait à la mort. Cet état de chose dura des semaines, et puis un jour, plus rien, ni chaîne qui se tend, ni bruit de pattes sur le gravier du jardin, plus de houa ! houa ! Quina avait disparu.

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